Après plus d'un an depuis le début de l'invasion russe en Ukraine, et avec une fin de conflit qui paraît encore loin, il ne fait aucun doute qu'il faudra du temps et du travail pour que les blessures infligées à la population se cicatrisent. Évidemment, cette guerre a brisé et bouleversé la vie quotidienne de millions de citoyens ukrainiens, perturbant le travail et les activités que les gens prenaient pour acquises. Cela inclut les sports, qui sont maintenant totalement secondaires pour la plupart des gens vivant sur le sol ukrainien. Au-delà des besoins essentiels de survie et de défense, il ne fait aucun doute que les sports, y compris le tennis, "offrent une identité nationale, unissant les pays nationalement et internationalement et pouvant être utilisés pour façonner les valeurs et les moeurs au sein de la société" (WJEC, 2016).  Travaillant dans l'industrie des sports de raquette, nous avons été intrigués de découvrir comment le tennis survit, si c'est le cas, parmi les décombres de ce conflit dévastateur.

Il y a quelques mois, nous avons commencé à échanger avec un homologue local, Serhii Rudenko, qui travaille en tant que cordeur et réside actuellement en Ukraine. Originaire de la ville industrielle de Krivii Rih dans la région de Dnepr, Serhii travaille dans l'industrie du tennis en tant que vendeur, cordeur et technicien de raquette professionnel depuis 17 ans et est le seul cordeur Pro Master certifié par les associations ERSA et GRSA en Ukraine. Avant l'invasion russe, M. Rudenko travaillait avec des joueurs de tennis professionnels adultes et juniors dans une académie de tennis, faisait partie d'équipes de cordeurs lors de tournois de Tennis en Europe et a oeuvré comme cordeur en chef de l'ATP Challenger Kyiv Open en 2021.

Nous avons été touchés par sa générosité et son histoire et avons souhaité la diffuser et lui poser quelques questions sur la vie actuelle en Ukraine du point de vue d'un passionné et travailleur du tennis. 

Quels ont été les impacts de la guerre sur vous personnellement ?

SR : Depuis ce jour, tout a changé de manière significative. Heureusement, j'ai survécu. Je me souviens encore clairement de ce matin-là, ma mère m'a appelé et elle avait tellement peur. À ce moment-là, j'étais très proche du territoire occupé de Bucha et d'Irpin, à environ 10 km ou même moins. J'ai vu et entendu tellement d'attaques de missiles, de bâtiments détruits et d'autres choses terribles. J'étais sous le choc et je ne pouvais pas croire ce qui se passait. Il était dangereux de rester seul à la maison, alors j'ai pris mon vélo et de la nourriture, des vêtements chauds et je suis descendu à l'abri le plus proche. Il y avait beaucoup de personnes vulnérables, en particulier des personnes âgées et des enfants. Nous avons fait de notre mieux pour les aider. Nous avons organisé un groupe de volontaires pour surveiller et patrouiller dans le quartier. Les premières semaines ont été très difficiles, mais notre vaillante armée a défendu Kyiv. Enfin, j'ai eu l'opportunité de rejoindre ma famille, de voir ma mère, ma grand-mère et mon beau labrador qui étaient toujours à Krivii Rih. C'est le jour le plus mémorable de ma vie. Nous avons fait du bénévolat ensemble et soutenu les forces armées, et j'ai aussi donné mes équipements de tennis comme des sacs, des cordes, des raquettes, etc. aux jeunes joueurs qui ont déménagé à l'étranger sans rien.

Les conséquences des bombardements

Quel était l'état du tennis en Ukraine avant la guerre ?

SR : Le tennis en Ukraine, en particulier à Kyiv, était très populaire. Je dirais que le tennis de club se développait, mais malheureusement, il n'est pas accessible pour la plupart des gens qui veulent jouer régulièrement et professionnellement toute l'année. En Ukraine, il n'y a presque pas de terrains publics. La saison de tennis extérieure sur les courts en terre battue est la meilleure période pour les joueurs. Les prix de location pour les terrains de tennis intérieurs (environ 33$ CAN) sont si élevés qu'il est difficile pour tous de jouer en hiver. Nous avions aussi quelques tournois ITF et du circuit Tennis Europe. En 2021, il y a eu l'événement ATP Challenger, que je ne pouvais bien sûr pas manquer et où j'ai travaillé. J'ai monté les cordages pour Sebastian Baez, Nuno Borges, Quentin Halys et bien d'autres gars du top 150. Je pense que le tennis en Ukraine avait un avenir brillant, mais plus maintenant. Espérons que la situation changera d'une manière ou d'une autre.

Quelle est votre occupation actuelle ?

SR : L'été dernier, j'ai été invité à travailler dans le magasin Wilson (ndlr: à Kyiv) en tant que cordeur et vendeur. Maintenant, j'ai l'opportunité de faire des cordages pour les joueurs de club et de vendre du matériel et de gagner un peu d'argent pour vivre. Je ne peux pas me plaindre, je pourrais être dans une situation bien pire. Je sais que c'est temporaire et que tout ira mieux bientôt. Je n'oublie pas non plus l'auto-apprentissage, cela aide beaucoup à combattre le stress. Apprendre le français est ma nouvelle passion, j'ai toujours admiré cette belle langue. J'adore le français. Aussi, j'aime étudier les nouvelles informations sur les produits de tennis et les nouvelles technologies. Communiquer avec des monteurs de cordage professionnels du monde entier est bénéfique et utile pour moi aussi.

Quelles ont été vos expériences préférées en tant que cordeur ?

SR: Tout au long de ma carrière de cordeur, j'ai toujours voulu atteindre le niveau de qualification qui me permettrait de travailler avec des joueurs professionnels. Quand j'ai déménagé à Kyiv et que j'ai commencé à corder et à personnaliser les raquettes pour des joueurs professionnels avec des classements ATP et WTA dans un club de tennis populaire, c'était un sentiment incroyable pour moi de mettre en pratique toutes mes compétences et mes connaissances. J'ai fait tellement de raquettes pour une joueuse ukrainienne incroyablement sympathique et célèbre, Lesia Tsurenko, qui testait de nouveaux cordages et de nouveaux réglages. Elle cherchait la solution la plus adéquate pour son coude blessé en utilisant des cordages naturels et monofilaments et nous l'avons trouvée. Cette expérience, je ne l'oublierai jamais. L'autre expérience  importante de ma vie a été le travail effectué à l'Open de Kyiv ATP Challenger 2021.

Lesia Tsurenko et Serhii

Quelles sont vos cordages et raquettes préférées à corder et pourquoi ?

SR : C'est une question difficile, je dois dire. Heureusement, aujourd'hui, nous avons énormément de marques de tennis différentes et beaucoup d'entre elles produisent différents types de cordages et de raquettes "faciles à corder". Par exemple, des repères pour les nœuds, de grands trous pour les hybrides de jauge épaisse, des plans de cordage plus standards, etc. Cela rend certainement notre vie de cordeur beaucoup plus confortable. Cependant, en tant que cordeur professionnel, j'ai mon cordage préféré : le boyau naturel. Il y a de nombreuses raisons à cela. Pendant le travail, cela vous oblige à vous concentrer sur tous les petits détails, à ne pas vous précipiter, à être doux, et en même temps, j'apprécie toujours ce processus. Le boyau est super doux, prend généralement moins de temps que les monofilaments durs, et les doigts en sont heureux. C'est comme une vraie thérapie pour moi. Honnêtement, bien sûr, travailler avec des motifs de cordage ouverts 18/16 ou 16/19, surtout lorsque vous faites 15 à 25 raquettes par jour, est fantastique, mais je dirais que chaque raquette que je corde est ma préférée. Dans la plupart des cas, nous ne pouvons pas choisir, donc avoir seulement des cordages de jauge rigides 18/20 de 1,30 mm toute la journée, c'est absolument bien, c'est ma responsabilité, mon devoir.

Qu'est-ce que vous préférez dans votre métier de cordeur ?

SR : Je suis fou de tennis, j'adore jouer, regarder et vendre des équipements de tennis. Littéralement, je suis capable de parler de cordages de tennis pendant des heures tellement il y a de choses à discuter. Prendre soin des raquettes de tennis n'est pas seulement ma grande passion et mon style de vie, c'est ma vocation et ma mission. J'ai peut-être fait 10 000 + raquettes et je ne me suis jamais ennuyé ou senti mentalement fatigué. Il n'est pas facile de trouver les mots et de décrire ce sentiment. Corder m'apporte beaucoup de joie et de bonheur. La méditation est probablement un mot approprié que je peux utiliser. Une autre partie importante de mon travail est la communication avec les joueurs et les clients. Donner des conseils sur de nouveaux produits, promouvoir des configurations d'hybrides, personnaliser et assortir, et bien d'autres choses encore. En tant que cordeur professionnel depuis de nombreuses années, j'ai beaucoup appris et je me targue de faire toujours mon travail parfaitement et à temps, quoi qu'il arrive. Je ne peux tout simplement pas décevoir les joueurs, ils comptent sur moi et me font confiance, et c'est pourquoi ils reviennent encore et encore. Avoir un cordeur fiable à proximité est essentiel, cela peut sembler ridicule, mais je crois que c'est similaire à avoir par exemple un dentiste ou un avocat qui sait exactement ce qu'il a de mieux à faire pour vous aider.

Comment les Ukrainiens perçoivent-ils les sanctions imposées aux joueurs russes et biélorusses professionnels jusqu'à présent ?

SR: C'est un sujet controversé. À mon avis, le sport et la politique sont liés, les joueurs représentent leur pays. Au minimum, ils devraient certainement dire la vérité. Est-ce que cela suffirait à faire une différence ? Je ne sais pas. Seul Wimbledon a imposé des restrictions l'année dernière. Cependant, nous pouvons voir que de nombreux joueurs à travers le monde soutiennent l'Ukraine, organisent des matchs de bienfaisance et font des dons à des fondations.

Y a-t-il un message que vous aimeriez que nos lecteurs retiennent ?

SR : Tout d'abord, je tiens à dire un grand merci au Canada et à toutes vos gentilles personnes qui ont aidé et soutenu les Ukrainiens. Nous l'apprécions beaucoup. Personnellement, en parlant de la guerre, je ne peux toujours pas comprendre, et je ne comprendrai probablement jamais pourquoi les gens peuvent être si cruels les uns envers les autres. C'est de la folie absolue. Pendant cette invasion, j'ai réévalué beaucoup de choses fondamentales. Bien sûr, rien n'est plus important que la vie des gens et de nos familles. Quoi qu'il en soit, nous devons toujours protéger nos foyers et soutenir nos proches, ainsi que tous ceux qui ont besoin d'aide. Les moments difficiles nous rendent plus forts et plus efficaces, et maintenant je sens que je suis devenu plus "résistant" qu'avant. Nous devons toujours croire en nous-mêmes et en nos objectifs et ne jamais abandonner. Jamais ! Dans ma situation, je suis absolument convaincu que ma carrière de cordeur n'est pas terminée, et maintenant rien ne peut m'arrêter ni détruire mes rêves. Lorsque vous faites ce que vous aimez le plus et que vous en êtes obsédé, tout est possible. Ne cessez jamais de vous battre ! 

N'hésitez pas à me contacter si vous avez des questions.

Suivez Serhii sur Instagram @tennis_iris.